

CRISES
Marcel VENTURA
6 février 2021
L’origine indoeuropéen, grec, et puis latin du mot crise -qui met l’accent sur le fait de séparer, distinguer, décider…-, a étéprobablement signalé à l’occasion des rencontres précédentes.
Si on voyage vers l’est on verra que la langue chinoise ne contredit pas cette idée mais l’aborde sous un autre angle : ainsipour représenter « crise » on précise deux idéogrammes bien différenciés, qui ne se fondent pas comme il arrive p ex avec« Homme», obtenu en ajoutant « Un » à l’idéogramme de « Ciel ». Par contre les deux qui livrent et soutiennent le conceptde crise ne font pas une addition -pour ainsi dire- sinon qu’ils fonctionnent plutôt comme des opposés qui doivent se tenirensemble : on a alors d’un côté wēi qui se rapporte au danger et même à la mort, et de l’autre ji (xi) qui se rapporte àopportunité, inspiration, et cela avec d’infinies nuances. En effet, comme l’explique François Cheng, dans « L’écriturepoétique chinoise », cette langue permet une polysémie très ample du fait même de se transmettre sous formed’idéogrammes (p. 15), d’autant plus qu’ils sont pour ainsi dire libérés des éléments de liaison qu’ils désignent comme« mots vides ». Je cite « Il en résulte un langage épuré mais libre, dénaturé mais souverain, que le poète plie à son usage » (p. 24)
Dans la langue française on retrouve nettement cette dualité -danger vs opportunité- sous l’usage médical. Ainsi, selonLe Robert, une crise vient refléter le « Moment d’une maladie caractérisé par un changement subtil et généralement décisif,en bien ou en mal. »Sous d’autres acceptions, cette langue qui nous est commune relève surtout le côté. Danger sous forme -je lis le Robert-d’émotion soudaine et violente, de perturbation, d’ébranlement, de rupture, etc. Toutefois on retient aussi l’idée de conflit,de tension, même si on y met l’accent sur le malaise qui en découle.
Dans sa définition en castillan et en catalan il paraîtrait que cette idée de conflit propre à la crise s’oriente davantage versle changement. Et si bien on l’associe à l’instabilité, le déséquilibre, etc , il y a une bonne place pour les idées detransformation, mutation, rénovation, évolution, renversement, etc.
En tout cas, et au-delà des dictionnaires, il m’intéresse de relever deux aspects :
PERTE et GAINL’un, que toute crise suppose une perte -au moins le risque-, et qu’elle pousse donc à un possible travail de deuil, commeil advient dans ce que l’on appelle les crises vitales -qui d’ailleurs ne devraient jamais épargner le sujet.
Sur un autre plan on pourrait ici parler, avec Jean Piaget, du concept d’accommodation (p. 16) -moment d’expérimentationactive et parfois d’angoisse- quand la dénommée assimilation (p. 15) déborde le cadre et les repères valides de l’enfant quigrandit, et l’on trouverait d’innombrables exemples où la perte est nécessaire pour qu’un gain soit possible.
La psychanalyse nous l’apprend dans la théorisation de l’aliénation au signifiant qui donne accès au langage, et dans laséparation qui ouvre à la construction du fantasme. Elle nous l’apprend, aussi et surtout, en travaillant sur le divan
TENSIONSi j’ai référé le premier aspect à la perte, le second aurait trait au fait que dans la crise habite toujours une tension interne,constitutive. Au sens fort du terme -celui qui nous intéresse- une vraie crise ne produit pas une simple altération ou agitation-qui d’ailleurs cèdent souvent aussi intenses qu’elles soient pour en rester au même, sauf les possible dégâts. On connaiten ce sens des orientations thérapeutiques qui mesurent son efficace au volume des manifestations émotives qui s’y produisent,sans que cela oriente forcément vers un questionnement quelconque …Une crise peut mener au débordement, à une rupture, à la destruction et même à la mort, mais en soi elle est une autre chose.Il y a tension car elle met en balance un avant qui ne va plus et un après incertain, et parce qu’elle affecte un état préalable,une structure, un système, qui s’est construit et investi et qui n’est pas que le fruit du hasard. Structure qui tient à sa continuitéet ne se range pas du côté de l’entropie, de l’abandon à la voie la plus économique, au contraire elle s’inscrit au seindu pulsionnel et tient à la vie. En ce sens une crise peut constituer un essai de réponse dès la pulsion de vie et la complexitéqui lui est propre, ou pour le dire autrement, pour qu’une crise puisse voir le jour il y faut le symbolique.
KRISESMais n’est pas toujours comme ça que l’on considère les crises, et on en commentera quelques exemples.Parfois elles sont simplement envisagées comme le produit de l’histoire en tant que destin fatal, impersonnel, n’empêche quesouvent arrimé aux pouvoirs de facto.Les crises peuvent être aussi considérées comme résultat de l’élan des visionnaires, qui ouvrent des voies inédites en faisantavancer la civilisation. Lesdits révolutionnaires y auraient sa place, parfois à un haut prix pour eux-mêmes autant que pourautrui. On dit bien que « pour faire une omelette il faut casser des œufs », et dans sa littéralité on ne peut pas le nier… En ceterrain si vaste se tiennent les considérés soit héros, soit traitres, cela dépend.Une autre conception des crises parmi d’autres, plus assimilée au social de l’époque, nous l’offre Joseph Schumpeter qui prônaau long de sa vie « l’esprit entrepreneur », l’ « obsolescence programmée » et la « destruction créative » (ce sont des concepts à lui),en considérant néanmoins l’incertitude et la variation propres au système capitaliste.En allant plus loin et dans ce sens, les crises ne découleraient plus d’un désir de savoir-faire pour une plus grande et peut-êtremeilleure production -comme pourrait être le cas de l’entrepreneur-, mais elles seraient le résultat d’une lutte absente d’éthiquepour le gain anonyme, et nihiliste s’il le faut. Ainsi les injonctions de Clayton M. Christensen (1997 “The Innovator’s Dilemma”“Le dilème de l’innovateur”, et « ¿Qué es la innovación disruptiva? » por Rory McDonald, Michael E. Raynor, Clayton M. Christensen, 2017). Ses propos tournent autour del’assaut aux entreprises consolidées et qui travaillent à long terme, assaut qui se fait à travers l’étude détaillé des ponts faiblesde la victime, et par l’introduction compulsive de nouvelles technologies en augmentant la production et réduisant les coutsà l’extrême, ce qui ne sera pas gratis pour tout le monde, et la qualité y payera son morceau. À Christensen d’opposer lesinnovations viables, perdurables (« sustainable ») aux « innovations disruptives » qui sont les siennes. Une de ses phrasescélèbres est « faire ce qui est correct est incorrect », dans la lignée de Mark Zuckerberg quand il conseille « Bouge vite etcasse des choses » ( “Move fast and break things.”).
Rien de nouveau dans ces propos, sinon une croissante sacralisation d’un présent sans futur, de la « langue de bois », des soi-disantsolutions rapides, économiques et simples. S’agit-il donc d’innover et de rabaisser toujours les prix ? Et s’il en résulte unedestruction croissante à mi et long-terme, au nom d’un progrès qui dénie ses responsabilités ? Comme le signale Zabala(Santiago Zabala, « La inovación disruptiva como signo de indiferencia” in La Maleta de Portbou, Núm 42, p. 103), la consigne dela disruption s’étale comme forme de concevoir la vie, tout comme Trump aborda la pandémie en suggérant qu’il s’agissait de prendredes bains de soleil, de s’injecter des désinfectants, etc, etc, en déniant l’évidente complexité et la probable durée du problème. Les« disrupteurs » font semblant de croire que la propre jouissance déchainée produit d’elle-même des changements valables, le chaosaccoucherait à coup sûr un ordre nouveau -et sinon tant pis…
On dirait une pensée en même temps magique, maniaque, et cynique, avec un arrière-goût de pulsion de mort.
À mon avis, ce qu’il importe de signaler ici est que la disruption et ses rejetons appartient à un autre ordre que la crise telle quenous la concevons ici.
La dénommée disruption fonctionne comme une métonymie de l’indifférence, alors que le concept de crise qui nous intéresse estplutôt une métaphore qui peut muer la perte en un gain de savoir, sans nier pour autant ni le désir ni la mort.
Et c’est en ce sens que crise et trauma cheminent ensemble, pourtant sans se réduire au même, car une crise peut être traumatique,ou ne pas l’être même si grave. L’angoisse serait-elle un élément commun ?
CRISE ET TRAUMA
La crise, dont une première manifestation peut être le « signal d’angoisse » tel que nous l’apprit Freud, qui peut alors protéger du traumaet où pointe déjà la division subjective. Mais, cette crise peut aussi déboucher sur la rencontre traumatique, où le signal d’angoisse etle refoulement qu’il promeut n’évitent pas la buttée avec l’irreprésentable, là où le travail de l’angoisse ne peut plus éviter l’éclatementde l’angoisse -cette fois-ci nommée automatique, qui peut agiter le sujet, son corps, ses organes, ou bien le figer dans la sidération,il s’agit en tout cas de la rencontre avec le réel qui nous habite.
LE TEMPS DU TRAUMA
Au sein de la crise notre temps collapse, le passé n’est plus un repère et s’estompe, le futur plutôt que d’haleiner se dérobe. Moment desuspension, de division, qui s’articule mal à ce que l’on peut appeler le discours de notre vie.Lacan précise (Sem IV) que l’angoisse « …est corrélative du moment où le sujet est suspendu entre un temps où il ne sait plus où il est,vers un temps où il va être quelque chose où il ne pourra plus jamais se retrouver. C'est cela, l'angoisse.”(Sem IV. La relation d’objet, 13.3.57, p 226 ed fr).Ça évoque un des textes de Heidegger, dans « L’art et l’espace », de 1969, quand il se demande : « L’espace, fait-il part des phénomènesoriginaires au contact desquels l’homme est saisi par une espèce de crainte, qui le met en proie même jusqu’à l’angoisse ? Derrièrel’espace, apparemment, il n’y a rien sur quoi se pencher. Face à lui il n’y a pas d’alibi vers rien d’autre » (Heidegger,“El Arte y el Espacio”, Universidad del país Vasco 1990, pág.47).On dirait que pour Heidegger et pour Lacan, l’angoisse connote un moment de scansion, de suspension dans un espace-temps sansrepères, là où le symbolique ne serait plus à la portée du sujet (CCPSE, à Ajaccio, le 25 septembre 2010-08-28,« La nécessité de l’angoisse »)
Il ne faudrait pas oublier ici que les évènements n’ont pas un effet traumatique d’eux-mêmes. Ce n’est que plus tard qu’un deuxièmetemps les réveille, dans le cadre du fantasme -qui a pu déjà se constituer et y apporter alors une signification inédite. En effet, Freuddistinguait un premier temps en tant qu’expérience, perception, trace mnésique, et un deuxième temps appartenant àla représentation. (@Inhib, st, ang, @1926).L’après-coup devient un temps de rétroaction d’un signifiant sur un autre, un deuxième temps qui fait exister le temps premier -ce quiest une définition de la répétition, de même que le début d’une phrase ne rencontre sa signification que quand elle arrive à conclure
Mais l’après-coup, même s’il se présente en un deuxième temps, constitue à vrai dire le premier temps du vécu traumatique, là oùse fait présent le « coup de réel ». Dans ce premier temps on vérifie une rétroaction instantanée dans la causation, où n’opère pasun temps diachronique mais logique.Cela enchaîne sur une autre temporalité, logique aussi mais qui demande son temps, le temps de dire et si possible de comprendre,le temps des choses, le temps de vivre.Si j’ai bien compris, c’est dans cette lignée que le Dr Doucet écrivait récemment qu’il s’agit de « passer de l’instantané du trauma,de la simultanéité de ces perceptions qui inondent et submergent les capacités de représentation inconscientes à la succession des faitschronologiquement décrits dans un récit. Disons-le autrement en posant que c’est passer de la face de la lettre dans le rapport qu’elle aau réel à la face qui est tournée du côté du signifiant. »Reste à considérer avec Lacan les coordonnées temporelles du champ de l’A qu’il ordonne comme l’instant de voir, le temps pourcomprendre, et le moment de conclure.
Le Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson, dans “Le corps et la parole” synthétise ce que l’on a pu dire jusqu’ici, je termine en lecitant un peu longuement. Il écrit “La rencontre du réel est toujours traumatique. Elle se donne dans l’instant de la pulsion,instant de voir mais nous pourrions ajouter instant d’entendre, de sentir ... Lui fait suite un temps pour comprendre, dans l’articulationdes représentants de la pulsion , autour du trou phallique de la castration, temps qui ne saurait être indéfiniment prolongé et qui doitdéboucher sur le moment de conclure car le réel presse. Ce moment de conclure devant prendre en compte la castration dontl’expression ultime est la mort, nous pose comme sujet de notre propre parole ne se dérobant pas à la rencontre du réel qui ne cessede se présenter”. (Claude-Guy Bruère-Dawson, “Le corps et la parole- Du réel du sexe au réel de la mort”Université Paul Valéry-Montpelier III, 2005, p 239)
Ces lignes éclairent le possible devenir d’une crise sous son penchant traumatique, qui peut être « malgré elle » une source de vie,c’est-à-dire de savoir-faire avec la mort en tant que destinée.