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25 ans au ras des pâquerettes, le moment de conclure

Franck SAINTRAPT

27 septembre 2025


Le texte qui suit est une intervention donnée par le psychanalyste Franck Saintrapt dans l’espace de l’association « Paroles singulières en Méditerranée » le 27 septembre 2025, sous le titre:


Vingt-cinq ans au ras des pâquerettes*, le moment de conclure**”.


Il retrace un parcours clinique, et institutionnel, de 25 années de soins psychothérapiques orientés par la psychanalyse, à médiations artistiques et par la parole, au sein du Service Médico-Psychologique des Hôpitaux du Bassin de Thau à Sète, et dans son prolongement dans la Cité par une association sous conventions municipales et hospitalières « Ateliers Quais et Toiles ».


L’idée était d’essayer d’extraire de ce parcours quelques points logiques qui puissent nourrir deux questionnements :


“ Que s’est-il passé ?”


“ Quels ont été les effets de cette praxis chez les personnes reçues en soin ? ”


La seconde partie de cette matinée était consacrée à un échange avec l’artiste JOMY Cuadrado, autour de son art, et de sa participation aux projets d’art-thérapie à Sète.

Parmi ces projets, un des plus emblématiques, intitulé “Regards sur les grilles” (2010-13) a été projeté en diaporama pendant les échanges.


* Le "ras des pâquerettes" est une expression du psychiatre psychanalyste Jean Oury, il rappelle par là que la théorie psychanalytique s'inspire toujours de la clinique du cas, c'est à dire qu'elle s'élabore à partir de ce qui est prélevé "au pied du lit" du patient (littéralement), mais ni par un savoir théorique préétabli ni par une spéculation intellectuelle. C'est une clinique qu'on a coutume de qualifier d'invention, à condition que cette invention ait quelque chose à voir avec le réel en jeu.


** Le "moment de conclure" fait référence bien sûr au séminaire XXV(1977-78) de Lacan, mais d'abord à l'un de ses tout premiers textes en 1945 " Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée : un nouveau sophisme" (Développé par Bernard Baas l'an dernier dans notre espace). Ce troisième temps logique vient rompre l'état d'indécidabilité dans lequel est pris(onnier) le sujet, dans la cure notamment. Dans le cas présent, il s'agira dans l'après-coup (nachträglich) de cette conclusion d'essayer de tirer une lecture

de ce qui s'est passé dans ce lieu...


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“L'être de l'homme non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté.”


J. Lacan, 1946, “Le problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses”


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“Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position,

lui fut-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière,

l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie.”


J.Lacan, 1965, Hommage à Marguerite Duras.


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- Bonjour, dit le petit prince.

- Bonjour, dit le marchand. C'était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif.

On en avale une par semaine et l'on n'éprouve plus le besoin de boire.

- Pourquoi vends-tu ça ? dit le petit prince.

- C'est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs.

On épargne cinquante-trois minutes par semaine.

- Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ?

- On en fait ce que l'on veut… "Moi, se dit le petit prince, si j'avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine..."


Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. Chap. 23. Avant-propos du Projet d’art-thérapie. Hôpitaux du Bassin de Thau. Axes de progrès 1997.



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Un nouveau participant vient d’arriver en atelier.

Il va s’asseoir à une table en face d’un autre participant qui peint. Il lui demande :

« Salut toi, où est-ce que tu te trouves à Sète ? » L’autre participant lui répond tout en peignant:

« Ho ben ça dépend…ça dépend où tu me cherches . » (Bienvenue en atelier…)



“Parfois, ce qu’il y a , c’est précisément ce qu’il n’y a pas.”


Nous étions programmés l’artiste Jomy Cuadrado et moi pour intervenir en juin dernier afin de présenter notre projet “De la lettre au pinceau, et retour”.

Élaboré il y a plus d’un an, il devait avoir lieu au printemps depuis l'espace de l’art-thérapie, comme plusieurs autres projets par le passé, sous conventions avec les organismes de la région, porté par la direction de l’établissement.

L’idée initiale était de faire un usage artistique de la lettre.


Tantôt ce serait la lettre en tant qu’élément esthétique, isolé du langage, la lettre dans le réel de sa préhistoire, non encore prise dans la chaîne signifiante, la lettre prise au pied de la lettre si on peut dire. Seule sa dimension visible serait engagée, hors sens. Le jeu esthétique avec les lettres qui en découlerait serait purement graphique.


Tantôt ce serait l’élément langagier porteur du sens, invitant à jouer avec les mots, que ce soit sur le fond (mot d’esprit, jeu de mot), ou sur la forme (exercices de style, anagrammes).

Ainsi je pensais développer ici quelque chose en rapport avec cette structure bifide propre à la lettre, afin d’ouvrir une dialectique entre visible et lisible, dialectique à laquelle se prête incessamment un espace dit d’art-thérapie, pour ce que j’en ai saisi.

Mais, le temps passant, nous n’avons jamais reçu de réponse de qui que ce soit. A la fin du printemps j’ai décidé qu’il valait mieux cesser d’attendre.

Jomy y a consenti, et nous avons fait part de notre position à la direction.


Ce dernier projet demeurera donc celui qui n’a pas eu lieu.


Cet événement ne sera sans doute pas pour rien dans ce qui va suivre quelque jours plus tard, lorsqu’une annonce désagréable sur le plan de ma santé me produira une interprétation immédiate: “ça suffit comme ça !”.

Je décidai de quitter mes fonctions à l’hôpital au plus vite. Pour la beauté du geste, je ferai une ultime proposition de temps partiel réduit à une journée, réitérée depuis quelques années déjà, qui sera sans aucune surprise aussitôt refusée.

Une mouche m’avait piqué, libérant un acte dont je n’avais pu ni su avant comment me l’autoriser.



J'entends le psychanalyste Augustin Ménard dire à l’occasion:

“Seule la coupure sauve”.



Une fatigue était née ces trois dernières années, mentale surtout, malgré que l’atelier tourne toujours selon son horlogerie bien rodée. Le délabrement du lieu, ses réparations incessantes, mais surtout l’absence devenue quasi totale de sollicitation médicale, avaient fini par m’atteindre et faire chuter ma résistance.

Cette décision de partir, supportant sans nul doute une part de ma vérité , fera s’enchaîner toutes les étapes que j’avais si souvent imaginées insurmontables, avec une fluidité magique. La fatalité se changea en futilité, quasi comique.

Le dernier jour, j’ai déposé mes clefs dans une enveloppe, j’ai enjambé les seaux sur le sol qui récupéraient les sempiternelles fuites d’eaux usées du plafond, et je suis parti…

Non ! Pas tout à fait, je suis retourné dans l’atelier et j’ai empoigné le balai que m’avait légué Dédé le jour de son départ en retraite (ASHQ, Dédé était un factotum irremplaçable, mais aussi capable d’établir un lien solide avec chaque patient…)

Et là, je suis parti, mais cette fois-ci comme un voleur, tout frétillant de son trophée.

“Du balai !” me suis-je amusé en passant le seuil pour la dernière fois.


Je ne dis pas que ce lieu m’a été facile à quitter.

Les échanges avec les patients qui sont venus partager les dernières séances ont été durs comme la vie sait l’être dans ces cas-là.

Mais l’idée que l’heure avait sonné de laisser la vive résonance de ce lieu s’éteindre, m’était devenue un soulagement nécessaire.


Une fois dans l’après-coup (nachträglichkeit) de ce départ il m’est apparu comme nécessaire pour l’élever à la dignité d’une ponctuation d’essayer d’extraire un fil logique qui puisse rendre lisible ces vingt-cinq années: c’est ce qui m’amène devant vous aujourd’hui.


C’est précisément là où “ça” était, que du “je” doit advenir.



Pour ouvrir mon propos je vais commencer par la fin, en reprenant simplement quelques passages du courrier que j’ai adressé à l’équipe quelques jours avant mon départ.

Je vous les lis.


“Je ne m’attendais pas à ce que le moment de conclure trente-deux années arrive maintenant.

C’est chose faite : je ne serai bientôt plus dans les murs.

Même si “dans les murs” est une expression à laquelle je me suis toujours senti étranger.

Trente deux années, dont vingt-cinq consacrées à ce ”territoire indien”: c’est par ces mots que les étudiants infirmiers de l’IFSI avaient baptisé l’atelier en avril 2000, ça lui allait comme un gant, j’ai gardé l’appellation.

Les patients, arrivés peu après, avaient œuvré de suite, et n’ont plus cessé depuis de m’y enseigner ma pratique, à savoir:

  • comment accueillir chacun dans sa particularité,

  • comment permettre à cette particularité de se dire, et pour certains d’y être questionnée.

  • et surtout: comment intéresser chacun à son propre rapport à sa particularité.




    Que de rencontres extraordinaires ! Extraordinaires à tous points de vue… Que de belles choses entraperçues… et entendues !


    (...) J’assume seul en partant de refermer aux patients une porte que je leur ai ouverte un temps:


    celle d’un lieu fondé sur:



  • la liberté d’aller et venir,

  • l’invitation à dire ce qui leur vient comme ça leur vient,

  • la liberté de « rien faire »,

  • et le droit à l’absence.”


Fin de la lecture.



Dans le film “La ruée vers l’or”, totalement perdu en pleine tempête de neige, Charlie Chaplin, qui s’improvise en chercheur d’or quelque peu dérouté, sort alors de sa poche un papier où il a dessiné à la main les quatre points cardinaux, heureux de son ingéniosité il commence d’avancer en s’orientant avec sa boussole faite maison…


Et bien je crois qu’au fond ces quatre derniers points que je viens de citer sont un peu mes quatre points cardinaux sortis de ma poche.

Ils constituent le socle éthique de ma démarche, et participent de surcroît à un premier ordonnancement symbolique du lieu afin de l’extraire de son chaos.


S’y ajoutent deux interdits: fumer, téléphoner. Une note signée de la main du chef de service rappelle sur le mur que “tout participant aux séances d’art-thérapie doit rencontrer un médecin psychiatre au moins une fois par an afin qu’il lui valide cette inscription”.


Il serait impossible aujourd’hui d'obtenir pareille liberté d'accueil”.


Bien évidemment les règles propres aux services de soins hospitaliers s’appliquent ici, il n'est pas question que ce lieu soit appréhendé comme une récréation à l'hospitalisation, ni par les personnes en soin qui le fréquentent, ni par l’équipe de psychiatrie.

S’il s’avère cependant qu’il a pu remplir cette fonction pour certains patients, c’est bien alors parce qu’ils l’ont inventé comme tel, mais non pas parce qu’on leur en aura fait la réclame.


L'atelier est un très bel espace: c’est une immense pièce avec des grandes baies vitrées, très ajourée, loin du bruit et de l’agitation du service de soin, isolé en contrebas tout au bout du jardin, bordé d’une pelouse et d’une haie de lauriers roses, il regarde un petit bout de l’étang de Thau par l’ouest: la lumière ocre des fins d’après-midi baignera les créations toutes fraîches de la journée d’une atmosphère chaude, je m’attarderai souvent le soir avant de quitter les lieux à cette douce contemplation.

Vous aurez compris que le lieu me plaît…


Mais, il est porteur d’un symptôme, une anomalie de naissance: il a la particularité extraordinaire d’être à la fois dehors et dedans par rapport au service d’hospitalisation.

En effet on y accède depuis l’extérieur de l’établissement par l’entrée du rez-de-chaussée, puis le couloir des consultations, et on y accède aussi directement par le jardin du service de soin.

C’est une sorte de sas. De décompression vous allez me dire...


L’image serait poétique, mais c’est une catastrophe sur le plan médico-légal: la réglementation de l’hospitalisation en psychiatrie reposant sur la séparation dedans / dehors, cet espace restera deux ans une sorte de no man’s land, m’amenant à devoir jongler avec les portes et les clés.


La fugue d’un patient et un changement de hiérarchie me fourniront l’occasion de faire entendre ce vide juridique, une grille avec une porte à clef sera enfin installée délimitant un jardin privatif à l'atelier.

L’établissement aura tranché: l’atelier sera un lieu… en dehors de l’hospitalisation. Ouf…


J’aurai cependant, par des ajustements de ma position personnelle, à faire tenir inconfortablement ces deux espaces, quand je serai amené à rencontrer des personnes hospitalisées à la fois sur le lieu de la crise, et en séances à médiations en atelier.


En 2007 un psychiatre nouvellement en poste pointera violemment, mais avec pertinence,

ce qu’il y avait d’impossible dans cette double position à tenir dans l’institution.

J’obtiendrai un détachement à plein temps dans les seules fonctions d’art-thérapeute deux ans plus tard, en ouvrant deux journées d’atelier destinées aux personnes souffrant de

démences et troubles apparentés dans des Ehpad à Vias, Agde et Marseillan (Hôpitaux du Bassin de Thau)



Ceci étant, le forçage logique dedans / dehors auquel nous convie ce lieu (qui rappelle aussi la bouteille de Klein, ou la bande de Moebius) indique qu’il y avait là un trait avant-coureur de sa fonction d’espace transitionnel dont j’allais m’outiller sérieusement dans ma démarche afin de questionner tout en les reliant le champ de l’hospitalisation et celui de la Cité.


Pour que ce lieu jouisse d’un nouage solide, dans la loi, entre dehors et dedans, nous créons à quelques uns une association.


Ateliers Quais et Toiles naît en 2002 elle va durer vingt-trois ans.


Elle opérera comme une joyeuse passerelle à la fois sur le plan administratif pour les établissements représentés (les Hôpitaux du Bassin de Thau, la Ville de Sète, les Musées, la DRAC et l’ARS Occitanie, etc) et sur le plan clinique elle répond à une logique de maillage. Elle opère comme suppléance au sens institutionnel.


Son activité s’appuiera sur l’élaboration de deux conventions, municipale d’abord, puis hospitalière.


Repérons ici encore que le lien avec “l’extérieur” est premier.



Son principe fondateur est simplissime: “un patient, qui en devient membre, peut ensuite circuler dans les lieux culturels de la Ville au nom de son adhésion à cette association et non plus en tant que malade mental désigné comme tel”.


Métaphoriquement, c’est une sorte d’espace Shengen pour la psychose...

Notre proposition et notre démarche vont être accueillies de suite avec beaucoup d’enthousiasme et soutenues par les nombreux acteurs socio-culturels sétois, les artistes, les administrations locales, mais aussi en interne par la Direction de l'établissement qui sera soutenante de l’association du début jusqu’à la fin !


Au fil des années des rencontres vont faire naître des projets qui vont donner lieu à de nouvelles rencontres, et ainsi de suite.


Ainsi, il y aura :


  • des visites de Musées, qui débuteront au MIAM (Musée International des Arts Modestes), puis au Musée Paul Valéry, à l’Espace Brassens, au CRAC (Centre Régional d’Art Contemporain), et enfin le Musée de la Mer, elles n’auront pas de cesse,

  • De ces visites vont se développer les séances dites hors-les-murs, au MIAM, à l’ancien Collège Victor Hugo, dans la nature sur les berges de l’Hérault, sur le Saint Clair, sur la plage et même… en déambulation. Elles prendront le nom des Journées OFF, et donneront lieu à des installations, expositions et projections audiovisuelles, 2 expos au MIAM “Quotidien en construction” (2006), “La salle d’attente” (2007), puis des films avec un infirmier vidéaste Mr Reynaud “Que se passe-t-il dans ma salle d’attente?”, “Passage à niveaux”, “La nuit de la fresque”, et enfin “Les scénaristes” seront projetés au cinéma Le Comoedia à Sète puis déambuleront aux Rencontres de Saint-Alban, au Centre Psychothérapique Camille Claudel de Béziers par l’association GRECPsy, au Corum de Montpellier pour les Journées UNAFAM , à la salle de l’Aire à Frontignan, au Salon infirmier au Zénith de Saint-Etienne, etc. Que de magnifiques tracs…


    Le plus difficile d’entre tous sera l’invitation de France 3 Occitanie après leur reportage sur l’expo "Quotidien en construction" au MIAM à venir parler en interview en plateau en direct (10 janvier 2006) Moment inoubliable, épinglé d’un lapsus remarquable: je dirai “statufier” à la place de “statuer”…



  • des rencontres d'artistes dans leurs ateliers, dont JOMY Cuadrado sera l’emblème, il y aura d'abord Isabelle de Grandmaison à l'origine du projet, Bérangère Mabé, Sylvia Hansmann, un ferronnier, une photographe, plusieurs plasticiennes et même …une philosophe Arielle Bourrély qui animera un atelier philo intitulé « Et si on pensait ? »

  • de nombreux stagiaires deviendront un temps membres de l’association certains y occuperont même des fonctions importantes, ce cera le cas de Nathalie Poulet-Guilbert

  • Certaines manifestations auront lieu en interne aux Hôpitaux du Bassin de Thau, dans les locaux de l’Espace Formation (expos « Les vies de LDY », « Rondeurs. Détours »), ou en salle de conférence (les films “En chemins”, “Faire signe”, et l’expo “Passi Passian Keussa”)

  • Plusieurs projets faisant intervenir des artistes dans l’hôpital sous convention avec la DRAC et l’ARS: « Regards sur les grilles » avec JOMY Cuadrado, “Autres regards sur les grilles” (où le cinéaste Claude Gaignaire nous rejoindra), « Paysages aigus », et « Chemins côtiers » avec Sylvia Hansmann

  • La création d’un site web quaisetoiles.fr à partir d’un atelier multimédia tenu par l'infirmier vidéaste Mr Reynaud,

  • et enfin la création d’un superbe lieu associatif par la remise à neuf et aux normes (!!) d’un local de 110 m2 à l’espace Saint-Clair Bellevue (8 tonnes de gravats, une remise aux normes de l’électricité, un assainissement, un plan de travail carrelé…) où de nombreux ateliers seront tenus par différents artistes et intervenants, mais aussi des temps d’accueil et de création en groupe que les personnes issues des ateliers d’art-thérapie organiseront et animeront en quasi autonomie des soignants (un sms de temps en temps…)

  • J’y animerai pour ma part un atelier de poésie-slam, « si slam play » durant deux ans …

L’association doit certainement sa longévité à son organe décisionnel, le conseil d’administration, où soignants, artistes, administratifs, et participants des séances se retrouveront, ensemble et décidés, tous les deux mois.


C’est seulement au sein de l’institution psychiatrique, et seulement là, que la

joyeuse passerelle aura toutes les difficultés à se faire représenter en tant que telle.

Inutile donc, de surcroît, de tenter de la faire accepter en tant qu’outil de soin psychiatrique à part entière. Ce dont elle a pourtant largement rempli la fonction ! Mais nul n’est prophète en son pays peut-être…


Le drame des soignants de psychiatrie, c’est que du seul fait de côtoyer, d’entrevoir, le réel de la folie, chaque fois qu’ils enjambent les murs, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, ils ont à négocier avec la perte d’une partie de leur savoir, et de leur innocence...


Ceux qui tardent à consentir à la division de leur savoir, finissent par s'épuiser dans une étrange satisfaction, en cherchant à correspondre avec l’impératif de choisir son camp.

C’est ici que se niche le “Soit niant !”…


Avec la psychiatrie, on est toujours au croisement de la clinique et du politique.


Dans son livre “Traverser les murs. La folie, de la psychiatrie à la psychanalyse” la psychiatre et psychanalyste Francesca Biagi-Chai cite Lacan quand il relevait que cela tient au seul fait de « l’énigme du réel dans la psychose. Énigme qui contribue à la discrimination et à la ségrégation du sujet psychotique, tant ce réel est rebelle à la communication».

Dans le champ social, actuellement, le petit mensonge capitaliste de ladite “santémentale”, saisi d’une passion neuro-comportementale, mais très outillée quand même en social engineering à base de nudge, diffuse à l’égard de la folie un discours de plus en plus sensé, émancipé, décomplexé, déployant un chef d’oeuvre des meilleures intentions à en nier le réel.


Et pourtant, c’est bien lui, le réel, qui à chaque fois, aura le dernier mot, faisant la une de la presse à l’occasion d’un passage à l’acte fou.

Et à chaque fois la vindicte populaire, abreuvée par les mass médias, se déchaîne sans voir qu’elle hurle autour d’un trou, autour de son propre point aveugle de ne pas reconnaître la folie au sein même de l’humain, en en faisant l’objet insaisissable de sa haine.


Ce qui déjà sous la plume de Bossuet s’écrivait ainsi :

« Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer » Histoire des variations des Églises protestantes, 1688


En fait, ce que la novlangue orwellienne du well-being (ainsi que le dénonçaient déjà Marie-José Del Vogo et Roland Gori dans leur ouvrage “La santé totalitaire” en 2005) recouvre par son idiotisme de Santé Mentale c’est une dénégation de ce que le psychiatre Jean Oury désignait de “double aliénation”, dans laquelle nous sommes pris: l’aliénation sociale, bien entendu, qui donnera le courant antipsychiatrique des années 70 (Franco Basaglia en Italie par exemple) et l’aliénation mentale, qui est liée à notre structure même d’êtres parlant.

Nier la seconde pour nourrir les idéaux de la première c’est toujours faire le lit de la toxicomanie généralisée.

Quand chaque acteur sanitaire et social s’est épuisé dans ses bonnes intentions, au bout du compte, on verse dans la consommation chimiothérapique à outrance.


A force d’arrondir les angles il ne resterait plus que des angles morts.



Cheminons.


“En dehors de l’hospitalisation”, le lieu le sera aussi dans le sens où je l’avais rêvé comme devant se prêter à une certaine négativité, et même s’en orienter, je n’usais pas encore bien à l’époque du terme de castration, mais mon intuition était tenace, fort de ce que la psychiatrie m’avait enseigné comme multitude de ratages dans le champ de la psychose, à commencer par les miens.


Pas comme des réactions à ces ratages de la psychiatrie, puisqu’ inévitables, systémiques, mais comme les enseignements issus de ces ratages.


Quatre années de travail d’analyse des pratiques en équipe avec un freudo-lacanien m’avaient confirmé dans cette orientation, ses quatre points cardinaux seraient ses conditions, je les ferai tenir, je les éclairerai plus tard !


Au fond, on peut essayer là de les éclairer assez simplement:


1/ La non-directivité dans la proposition, c’était une façon de négativer les modalités injonctives du discours “soit niant”. Souvent maquillées de bonne intention, les attentes en termes d’objectivité des soignants à l’égard des patients sonnent chez ces derniers au final comme des commandements. L’évaluation, c’est le discours du maître, doublé de la désupposition du savoir du patient sur ses troubles! Autre terme anodin en apparence, celui d’activité, dissimule bien souvent le refus d’entendre la complexité d’un discours qui ne tient pas comme tel pour de nombreux patients, au bénéfice d’une satisfaction comptable par l’action. C’est totalement méconnaître l’effet de perplexité qui peut en résulter chez certains sujets, l’angoisse produite pouvant même déclencher une désorganisation de la chaîne signifiante.


2/ La non-sollicitation à la signification, écartait définitivement ma pratique d’un autre trait de cette méconnaissance soit-niante, qui veut croire à tout prix dans le

bon sens de sa bonne pratique, et nourrit le projet progressiste de faire advenir tout sujet en souffrance à faire montre d’une parfaite compréhensibilité dans les énoncés de sa position.


J’ironiserai souvent à ce sujet par un aphorisme: “on dirait que vous cherchez à faire avec

les patients comme s’ils étaient des élèves infirmiers”.


3/ L’autorisation au non-faire, était une façon de laisser entrer dans ce lieu la possibilité non seulement de ne rien faire, bien entendu, mais aussi de faire rien. C'est-à-dire en tant que ce rien, qui ne l’est peut-être qu’en apparences, ait toute sa place dans la séance. Au lieu de le réduire à de l’apragmatisme, j’y découvrirai avec délice une façon que certains patients ont de veiller sur le bon déroulement de l'atelier, ou bien de se nourrir d’une certaine contemplation, voire méditation de l’instant. Il y a des lignes magnifiques de Jean Oury sur ce qu’il conceptualise à cet endroit sous les termes de veillance et de connivence, il illustre par la figure du chat posé sur le muret qui plisse les yeux tout en ne perdant pas un gramme de ce qui se passe autour de lui. On ne peut pas en parler comme d’un lien social, mais ce n’est pas rien pour autant dans le lien social.

D’ailleurs ce rien fonctionnera comme un opérateur logique de l’atelier et se renforcera avec le temps, il pourrait s’appeler le respect de ce qu’il n’y a pas, prémice à une lecture clinique orientée par le réel et par l’objet a lacanien.


4/ Enfin, la possibilité de s’absenter librement, c'est-à-dire sans risquer d’être désinscrit du fait de cette absence, venait contrer le rouleau compresseur de l’informatisation des actes. Combien de fois un participant de l’atelier manquera en séance durant un temps, pris dans un autre mouvement, un autre investissement, un autre ailleurs puis reviendra lorsque l'atelier pourra de nouveau entrer dans son espace mental (Salmon Resnik). Et nous prendrons toujours un moment agréable à son retour pour qu’il me raconte ces vacances.



Mélanie, une fois sa séance d’atelier insérée dans le “programme de soin”

ne s’était soudain plus rendu en séance.

Elle m’expliqua un peu plus tard que sa séance d’art-thérapie était sa seule liberté dans la semaine, elle avait donc décidé d’utiliser le temps de cette séance

pour se mettre en congés de la psychiatrie ! On entend bien là à la fois avec quelle logique pure et sous quelle forme subtile le sujetpsychotique parle !!!


Mais voilà, l’invention de ce lieu autre, son référentiel psychanalytique, l’intervention en son sein de personnes étrangères à l’institution (les étudiants, les artistes…), puis sa pérennisation hors des murs par l’association, va condenser une tension institutionnelle, qui ne disparaîtra plus durant ces vingt-cinq ans.


La psychiatrie, condamnée à sa santé mentale, se retrouve prise dans des vagues successives d’un retour à une lecture exclusivement médicale du symptôme, d’une évaluation de plus en plus normative, nous faisant régresser à la notion de déficience mentale, abandonnée il y a plus d’un siècle, d’une soit-disant sécurisation à base de technologie - à quels marchés profite ce crime ? - trahissant au final ses courants épistémiques fondateurs au profit d’une neurologie prête à porter, et de modélisations informatiques.


Si elle ne rencontre pas bientôt son point d'achoppement, initiant le rebroussement à cette voie sans issue, elle redeviendra un outil pensé et organisé pour évacuer toute dimension subjective, en “renforçant exactement ce qu’elle s’imaginait dénoncer” comme Lacan nous en a mis en garde.


Pour l’heure, elle n’en veut rien savoir.


Autoriser un lieu de soins psychiatrique à fonctionner de façon indépendante, quand bien même sur conventions avec l’établissement, sous la responsabilité d’un

professionnel formé et orienté par la psychanalyse, quand bien même par un financement accrédité par ce même établissement, qui de surcroît donne une entière liberté d’expression aux patients n’est presque plus synonyme aujourd’hui que de danger, le rendant inacceptable pour une administration.


J’aurai beau jeu, par passion et goût de mon impuissance, de présenter officiellement chaque étape, chaque projet en amont, le soumettre en réunion aux équipes, à la hiérarchie, aux médecins, construire des diaporamas, des PowerPoint à leur demande, produire un travail d’écriture quasi annuelle, intervenir dans des lieux de formation et en rendre compte en interne, remettre en question régulièrement mon dispositif, le soumettre régulièrement à un travail de supervision analytique en interne, puis en externe autofinancé, il me sera de plus en plus difficile d’empêcher au fil des années un mouvement de rejet de cet espace de s’installer.


Jusqu’à un point de non retour.


Repérons une chose, il y a vingt cinq ans, les modalités de liens entre professionnels de psychiatrie, et l’organisation des soins, se référaient encore aux outils conceptuels de la psychanalyse, une place importante était accordée aux investissements transférentiels, la haine n’était pas étrangère du tout aux dynamiques d’équipe, bien au contraire, mais elle n’était pas niée, elle entrait dans le questionnement clinique, et passait en partie au tamis de la castration symbolique lors d’échanges nourris de contradictions.

La disputatio œuvrait.


Depuis, notre servitude au discours du capitaliste et à son ersatz scientiste du tout-neuro, tend à reléguer les soins dits relationnels, et les effets que les professionnels qui s’orientent de la parole observent chez les personnes qu’ils suivent, à des sortes d’élucubrations marginales, entendues au même titre qu’une opinion personnelle, hors de propos, déconsidérée…

On assiste petit à petit, au rejet de la complexité, de l’équivoque, de l’énigme, autrement dit au refus de toute perte inhérente au fait d’être parlant.


Mais alors une question émerge: jusqu’où cela ira t-il ?

Il y aurait vraiment des gens assez fous pour s'imaginer que les données numériques de la blockchain puissent venir s’installer en lieu et place de nos signifiants? Vraiment ??


Mais alors quoi, nous serions si “déconnectés” les uns des autres, et chacun de lui-même, pour qu’on puisse nous “déprogrammer” puis nous “reprogrammer” à l’envi ?

Ça valait vraiment le coût de nous identifier à notre organe le plus …flasque.


Au final, je crois que c’est plutôt vers une sorte d’inconscient à ciel couvert que la psychiatrie se dirige.

Car notre véritable maître, rappelons-le avec Hegel, c’est le langage. Qu’on le veuille ou non, on ne s’en sortira pas d’être parlant.


Qu’elle nous semble tracer notre destinée à notre insue, ou qu’elle nous martyrise en “parlant toute seule”, la langue qui parle au fond de chacun n’a rien à voir avec celle de windows.


Quoi qu’il en soit dans mon petit coin d'atelier reculé, mon territoire indien où personne ne parle la même langue que son voisin, je ne céderai pas sur mon désir: ce lieu sera celui du rêve, de la poésie, de la créativité, de l’invention.


Oh et puis après tout, soyons fous: ajoutons-y la lenteur, le ratage, la confusion, la paresse, la fantaisie, l’imaginaire, l’erreur, l’incohérence, le désordre, le désarroi, l’ambivalence, le trouble, l’in-com-pré-hen-si-bi-li-té.


La difficulté enfin à dire sa douleur d’exister dans sa différence sans pour autant vouloir s’acquitter de son humanité.

Par bonheur, sur ma route, je trouverai de vraies amitiés professionnelles dans à peu près toutes les fonctions représentées. Certainement de celles et ceux que Tosquelles n’aurait pas manqué de qualifier de « ça va pas de soi ».


Je veux souligner à nouveau l’importance de la confiance que le Dr Jean-Louis Doucet-Carrière m’accordera, ainsi que la sollicitation reconduite qu’il aura envers ma pratique.


Deux psychologues vont beaucoup compter .

Ce sera le cas de Mme Soraya Mokhtari d’abord, qui viendra appuyer mon projet, le soumettant à la pertinence infatigable de ses questions. Nous travaillerons cinq années à élaborer autour de l’installation puis la position de ce lieu et de cette pratique dans l’institution.


Puis c'est Mme Cécile Schiavone, ensuite, qui m’apportera dès son arrivée sa vive et pétillante curiosité clinique tirant cet espace un peu “hors sol” vers une position plus repérable, elle insistera sans relâche afin que je précise “ce que j’y fabrique”.

Notre partenariat durera plus de dix ans au cours desquelles nous élaborerons des stratégies cliniques, organiserons des présentations en équipe aux rencontres de Saint-Alban, nous tenterons de créer un collectif sur le modèle préconisé par le champ de la psychothérapie institutionnelle, Traboules, d’où émergera finalement un travail en cartel.

Ce partenariat, au fond, sera de ne pas cesser de tricoter quelque chose qui tienne pour les patients, avec les fils du quotidien des différents lieux d'accueil de la psychiatrie.

L’intervention en équipe aux Rencontres de Saint-Alban en 2007 “Transfert ligne 1” est un des moments les plus représentatifs de ce tricotage, qui ne tient jamais.


Lorsqu'on dit qu’on s’oriente de l’analyse cela ne peut aller sans le fait qu’on s’oriente d’un analyste.

Il faut qu’il y en ai un qui vous questionne. C’est cela l’orientation par l’analyse c’est accepter de soumettre sa pratique à cet autre questionnement. Lacan dira : “Le contrôle, c’est la psychanalyse, Autrement.”



Des collègues infirmiers, aides-soignants tenteront des incursions, viendront s'acclimater à cet autre positionnement clinique proposé en atelier, mais il leur sera bien difficile de trouver comment faire avec le service d'hospitalisation.

L’impression d’être en vacances diront certains du fait de l’inactivité du corps, leur sera difficile à soutenir, doublé du sentiment de trahir leurs collègues à l’étage.

Pour d’autres le sentiment sera plus subtil, ils vivront des moments qui leur paraîtront très importants cliniquement en atelier, mais une fois de retour dans le service ils auront une impression de ne pas savoir quoi en faire, quoi en dire.


L’association, Ateliers Quais et Toiles, que je vous ai présentée, et dont nous parlerons tout à l’heure, traitera une part de ce malaise, mais au cas par cas, toujours à reprendre.


Une multitude d’étudiants, je devrais dire d’étudiantes à quel point le féminin l’emportait et de très loin, vont venir travailler à mes côtés, apportant chacun, chacune, sa propre part de questionnement nourrissant les miens, ou mieux dit, creusant les miens. Le savoir s’élabore toujours à partir de sa perte.


Je cite Jean Clavreul: “On nous distribuait en quelque sorte ce savoir dont sont tellement avides, croit-on, les étudiants. Lacan, à l’inverse, avait un discours tel que, à chacun de ses séminaires,

on en savait un peu moins ! Chez Lacan, c’était la dimension de la performance,

et non de la compétence (savante), qui était évidente.” (L’homme qui marche sous la pluie, 2007)



Un jour, le Directeur Général viendra poser le pied dans l’atelier, il fera une visite rapide mais néanmoins attentive, et me dira: “je crois que j’ai compris: c’est un espace où vous fichez la paix aux patients !

Il venait d’extraire sans le savoir un essentiel de la pratique clinique dans le champ de la folie: ne pas déranger.


“Le psychanalyste n’a pas à se faire l’écho de ce que l’aliéné dit, ni même son interprète, mais son secrétaire, celui qui recueille son témoignage. » J. Lacan (Écrits, 1966)


Je le retiendrai un instant par la manche pour lui raconter comment un patient peut traverser et dépasser un état délirant quand on le laisse s’exprimer sans intervenir, en se tenant seulement juste à ses côtés.

Jean Oury avait une phrase là-dessus : Être au plus proche, ce n'est pas toucher : la plus grande proximité est d'assumer le lointain de l'autre”.


Si le désir est indestructible, cerise sur le gâteau, la joie et la curiosité que vont éveiller en moi les séances, de par l’inventivité fulgurante, la pertinence de propos, la fantaisie, dont vont faire oeuvre les personnes reçues, me contaminera jusqu’à un point incurable, et par là-même irrécupérable à toute tentative de mise au pas institutionnelle de ma pratique.


L’atelier vivra sa vie.


S’orienter de la psychanalyse sur un plan théorique est une chose, vouloir en faire un usage pour travailler la qualité de sa présence dans un lieu avec des patients en est une autre.


Cette dimension d’une présence particulière deviendra mon propre ouvrage, ma propre création, petit théâtre discret car c’est un semblant, au service de cette étrange scène qu’est l’atelier.

S’il fallait garder un seul signifiant pour désigner cette présence ce serait le retrait, car il s’agit là d’ une présence qui se retire.


Parmi les tout premiers concepts qui vont émerger dans mon approche clinique deux vont se détacher particulièrement: la tuchè et l’automaton .


Pour Aristote il s’agit de deux versions du hasard, l’automaton est de l’ordre des événements dits naturels - le vent se lève, le téléphone sonne - la tuchè elle, est prise dans l'intentionnalité humaine, c’est la rencontre hasardeuse, au coin de la rue, la coïncidence, la bonne ou la mauvaise fortune.


Lacan en use à partir de la compulsion de répétition, l’automaton est de l’ordre de la répétition en vain, à inscrire du côté du nécessaire, ce qui ne cesse pas de s’écrire, telle la structure répétitive du symbolique (ce sont nos pensées qui tournent en boucle dans notre tête toute la journée, comme si nous faisions et refaisions le tour de notre agenda intime) tandis que la tuchê est à reconnaître du côté du contingent, ce qui cesse de ne pas s’écrire, qu’on désigne de rencontre avec le réel (c’est par exemple une pensée incidente au beau milieu d’un repas d’amis qui brouille soudain le cours de notre pensée, ou bien lorsqu’un tableau de peinture dans un musée nous submerge soudain d’émotion).


L’atelier tel que j’en ai déconstruit le dispositif, s’avérera pour les patients un lieu propice au surgissement de cette tuché.


L’inquiétante étrangeté (unheimlich), qui a à voir avec la tuché, désigne pour Freud cette impression de malaise lorsque quelque chose d’étrange s’immisce dans un contexte habituel, familier.


La production picturale, et peut-être plus encore celle modelée dans l'argile,

revêtira bien souvent ce caractère d’un double “infamilier” déstabilisant son auteur.


Une fois pacifiée l’angoisse produite par cette mauvaise rencontre, certains s’en saisiront comme d’une révélation de leur propre énigme subjective, tandis que d’autres, insuffisamment outillés fantasmatiquement pour la suturer, refuseront aussitôt de faire avec cette béance entraperçue.


De temps à autres, malgré l’enveloppe contenante que constitue l’atelier, et les présences du thérapeute et du groupe, un processus délirant s’est déclenché à cet instant précis de miroir troublé dans le face à face avec l’œuvre, de rencontre insuffisamment ratée.

C’est là qu’avec ma bénédiction un sacré paquet de productions ont terminé leur course illico presto dans la poubelle de l’atelier.

J’avais fini par la surnommer le Grand Thérapeute.


Un jour un patient m’a dit : “c’est la sainte trappe!”…


Une séance de contrôle dégagera un signifiant salutaire qui va s’immiscer comme un nouvel opérateur logique structurant l’organisation de chaque parcelle du dispositif, cousin du pas-tout lacanien :

« ou pas » !


C’est une trouvaille d’une grande richesse pour tout ce qui suivra: mon désir de négativité présent à la racine de ce projet s’y trouvera un signifiant maître.


En effet, toute consigne propre à la pratique en atelier pouvait se décliner en englobant son propre manque, sa propre négation.

La transformation de la proposition de « venir peindre » en « venir peindre, ou pas », modifiait en totalité la proposition, impliquant le participant dans la responsabilité

de son choix d’une part, et faisant chuter de son pied d’estale la demande fantasmée de l’Autre, autrement dit : on y viendrait pour se soigner pas pour satisfaire à une commande, ni pour plaire à un maître supposé.


Le désir du thérapeute - je ne dis pas encore de l’analyste - s’en retrouvait pour sa part libéré de l’aliénation ravageuse à la séduction par l’œuvre.


Il faut souligner que c’est un premier traitement de la pulsion de voir du thérapeute.


Cette trouvaille du « ou pas » , que j’aurai bien du mal à faire entendre lors des réunions cliniques, s’avérera également un élément du dispositif hors-pair pour instaurer le transfert par un autre rapport que celui du couple séduction-résistance.


Si témoigner ici aujourd’hui c’est essayer d’extraire un petit bout de ce qui s’est joué dans cet espace et de dire quelque chose du travail qui s’y est accompli, ce n’est possible qu’à reconnaître ma propre inscription au sein d’une chaîne historique, initiée par un transfert, en tant qu’élément qui s’est saisi à un moment donné d’un certain message pour en faire usage dans une praxis, et qui simplement aujourd’hui au moment de clore cette pratique en institution, libère ce message pour en faire transmission.

Quel est-il, ce message ? Peut-il se formuler précisément ?


Trois questions ont fait fil rouge, qui ne sont pas éloignées l’une de l’autre, et qui constituent par leur nouage le triskel de ce message (la figure du triskel chez Lacan préfigure le nouage, elle est encore imaginaire, elle cèdera la place plus tard au noeud borroméen rendant compte du réel), je vais donc citer ces trois questions et essayer de les lier en tant qu’elles constituent un nouage borroméen (dont le symptôme serait la praxis) :


1/ La première question me sera posée en supervision par Mme Mokhtari dès nos premières séances que j’étais allé lui demander:

Qu'est-ce que tu institues en art thérapie ?


Ce sera une des premières boussoles. Les quatre points cardinaux auxquels j’ai fait référence au début sont tirés de cette question fondamentale. Je les cite à nouveau.

  • la liberté d’aller et venir,

  • l’invitation à dire ce qui leur vient comme ça leur vient,

  • la liberté de « rien faire »,

  • et le droit à l’absence.”


Celui-là, c’est le rond de ficelle du symbolique, l’élaboration signifiante de mon désir.

C'est le fil “conducteur”, celui que je poursuis sans l'atteindre, sa quête étant son objet même…


2/ La seconde c’est une rencontre avec un réel. Je me rends aux rencontres de Saint-Alban en 2003 je suis en plein dans l’écriture de mon mémoire de fins d’étude, et là dans une petite salle j’entends pour la première fois la voix de Jean Oury. C’est une voix en colère. Et j’ai cette impression terrible, c'est qu’il est en train de m’engueuler, moi, il me souffle dans les bronches :


Qu'est-ce que tu fous ?

Qu’est-ce que tu fabriques ?

Qu’est-ce que t’attends ?


Pris dans la hâte qu’il vient de m’inoculer, expulsé de ma rêverie “automatone”, une fois de retour à Sète, je téléphonerai à un analyste. Ce sera le début d’un parcours qui va embarquer dans son sillon toute ma pratique d’atelier.

Ce transfert inaugure un autre type de cheminement que celui issu de ma formation initiale.


Ma rêverie automatone c’est le rond de ficelle de l’imaginaire, qui inhibe le symbolique!

« L’imaginaire, c’est ce qui fait consistance au moi, mais c’est aussi ce qui peut faire obstacle au symbolique, en fixant le sujet dans une image qui résiste à la chaîne signifiante. »

J.Lacan, RSI (leçon du 11 février 1975) Ma rencontre avec ce réel dans la voix de Oury initie le troisième point.



3/ La troisième c’est le choix de la question avec laquelle je décide d’entrer dans le séminaire de Lacan: qu’est-ce qu’un discours ?

Fil structuraliste de départ, qui annonce la bascule conceptuelle de Lacan dans le champ de la jouissance, cette question sera relayée forcément par un premier travail en cartel du Séminaire “l’envers de la psychanalyse”, Lacan y élabore quatre discours, quatre structures logiques de lien social dans lesquels les parlants sont pris, passant à certaines occasions d’un discours à un autre.

Avec le temps, ma question a évolué du fait de mon travail avec la psychose, passant de fait du sujet au parlêtre, elle devient : “qu’est-ce qu’être parlant ?


J’y repère le rond de ficelle du réel, parce qu’il me faut ma question de départ

pour venir buter logiquement sur le champ de ce qui se tient hors discours, mais où cependant, cliniquement, ça parle encore. Et ça peint aussi! Cet irreprésentable, de surcroît indicible, l’art en regorge.


C’est l’avènement du champ de l’objet petit a dans ma clinique.

Tantôt comme reste insaisissable, tantôt, comme présence réelle.


Alors comment vont opérer ces trois fils dans mon cheminement ?

Si la proposition dite “d’art-thérapie” peut passer pour évidente pour certains - on peint et ça fait du bien - il nous suffit de déplier à peine ce que recouvre le signifiant art pour réaliser l’ampleur quasiment irreprésentable, de surcroît irresponsable, de cette proposition, avec le risque de sombrer soit dans un fourre-tout conceptuel illisible, soit dans la réduction voire la chosification des enjeux qui sont à l’œuvre pour le sujet.

Il y a plusieurs positions éthiques possibles à mon sens, il convient de les préciser.


Au départ c’est avec un dispositif d'atelier nourri des théorisations de l’aire de jeu propres à Winnicott (élaborées à partir de la relation d’objet entre la mère et l’enfant) que j’avais enclenché les séances en mai 2000.

Des outils comme “good enough mother” (“la mère juste assez bonne”), holding et handling (“la qualité et la manière de présenter l’objet”), “the capacity to be alone” (la “capacité d’être seul en présence de”) firent mes premières approches.

Je resterai fidèle à ces élaborations de Winnicott jusqu’au bout car ces outils m’ont apporté le matériel conceptuel pour faire bord à la psychose, pour travailler et tisser des entours qui tiennent - sans entours solides aucun tact n’est possible - et ce depuis l'accueil de la crise en hospitalisation, jusqu’aux séances hors les murs, dans les musées ou ailleurs.

Disons le très simplement: j’ai pu rencontrer l’élaboration lacanienne, sur le plan de ma clinique de psychiatrie, grâce aux préalables fondamentaux de Winnicott.


Comme je l’ai souligné les patients vont m’enseigner ma pratique, par exemple l'utilisation toute singulière que chacun d’eux va faire de l’atelier m’invitera progressivement à ouvrir ma focale bien au-delà dudit champ artistique pour tenir compte de tout ce qui se joue tout autour - l’humour, les attitudes, les mouvements, le rapport au corps - pour peu que cela embarque ma curiosité.

Si ce lieu donne la possibilité d’un style, comme je n’ai eu de cesse de le revendiquer, il n’est pas à réduire à la seule poïétique de l’acte artistique.

En conséquence, mon observation du moment à peindre-dessiner-modeler va se focaliser plutôt sur ce que ce temps instaure pour la personne en soin, en quoi il s’avère un médiateur ou catalyseur d’un certain type de présence.


Mes rencontres et mes échanges avec les nombreux étudiants venus en stage, les intervenants extérieurs et les artistes, n’ont eu de cesse d’enrichir mes lectures théoriques.


C’est la découverte, partagée par un jeune étudiant psychologue, du psychiatre et phénoménologue japonais Bin Kimura, et ce qu’il nomme l’aïda (l’entre, en français), va me sensibiliser à interroger la qualité de la présence lors de ce moment si particulier de création artistique.

L’aïda est pensée comme un espace entre le dedans et le dehors - tiens-donc ? - très proche de l’espace transitionnel de Winnicott “où il n’est pas encore question d’êtres séparés”.


Kimura analyse la schizophrénie comme une pathologie de l’aïda, qui est perturbée ou effacée, entraînant une altération du rapport au « fond de la vie » (le vital sous-jacent).


On ne peut pas ne pas associer cette formule avec celle de Lacan décrivant la catastrophe psychotique comme « un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet » («D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », 1959)


Lors des échanges qui suivent le temps créatif j’avais fait le choix initial d’attrapper ce qui se dit selon le fil freudien de l’interprétation du rêve en allant prélever, dans le récit du participant au sujet son oeuvre, les représentations de mots et les

représentations de choses, les verbes et leur mode grammatical m’indiquant le mouvement pulsionnel.

Très vite, cette méthode trouvera son écueil dans la défensive quasi sensitive de certains patients rejetant cette invitation à une quête de sens, du déchiffrage de la vérité du désir en jeu, propre au sujet névrosé. J’apprendrai à faire autrement.


J’ai présenté ici en 2017 une étude de cas dans laquelle un patient inventait ses modalités de traitement du réel (l’objet regard faisant irruption par des hallucinations visuelles), notamment par un nouage autour du signifiant « beaux arts », il avait pu un temps se séparer de sa consommation ruineuse d’alcool.


Si l’on excepte les suivis individuels, dans lesquels la parole prendra une place de plus en plus prépondérante, voire exclusive par rapport à celle de la production artistique, l’atelier tel que je vous le présente aujourd'hui est essentiellement un lieu pensé pour accueillir la folie.

C’est une sorte de friche, filant la métaphore du poème de René Char “La fabrique du pré” sur lequel Oury reviendra régulièrement, où chaque réalisation dans son esthétique et dans ce qu’elle raconte nous convoque à l'ébauche d'un mythe. Bien qu'impossible à nouer en tant que tel pour le sujet psychotique sur le plan symbolique, ce mythe se laisse cependant deviner et connaître en indiquant à l’oreille fine sous quels signifiants le sujet est pris dans son histoire, même s’il ne fait rien d’un tel usage pour son propre compte.

Cette friche interroge tout au long de la littérature psychiatrique de nombreux auteurs quant à la dimension d’un statut pré-représentatif lié aux conditions d’apparition de l'œuvre, de son émergence ex-nihilo.


Bien avant ce projet d’atelier, en novembre 1993, je m’étais inscrit à un colloque organisé par l'association Les murs d'Aurelle à La Colombière. Parmi les interventions toutes passionnantes, l’une m’a beaucoup marqué: Pierre Gazaix, psychanalyste à Montpellier, et Henry Maldiney le célèbre phénoménologue des arts s’y disputaient sans trouver d’issue, quant à accorder ou non un statut prélangagier à la trace artistique.

Le phénoménologue parlait de l’art en termes de rythme, d’émergence, d’ek-sistence au langage (Heidegger), selon lui la trace et la rencontre subjective avec cette trace précéderait au langage.


Le psychanalyste répondait à cela qu’il ne peut s'agir que d’une lecture en après-coup, expliquant que pour que cette préhistoire au langage soit lisible il y faut l’intervention du langage.

C’est à mon sens aussi ce que pointe l’expression de Freud Wo es war soll ich werden, que l’utilisation du futur antérieur nous permet de saisir sur le plan logique: il aura fallu que le langage advienne pour que le sujet soit produit de s’y faire représenter, pouvant à cette condition seulement reconnaître ces traces qui lui précèdent en tant que ses propres traces signifiantes.


Cependant c’est justement cette opération que la forclusion empêche d’advenir chez le sujet psychotique.


Dans ses premières recherches sur la trace mnésique, le jeune Freud en archéologue de la psyché (avant sa Métapsychologie) avait questionné cette archaïcité du pulsionnel, qu'il nomme le "fueros" ("fond mnésique originaire" pour certains, "mycelium traumatique de la mémoire" pour d’autres, en espagnol les fueros sont des lois anciennes pratiquées dans certaines provinces reculées…) qui est de l'ordre de la "préhistoire" du sujet.

Le concept de Das Ding y fait relais en tant “qu’une partie du complexe du prochain (Nebenmensh) reste étrangère à la compréhension, car elle n’est pas associée à une trace mnésique connue”. (S.Freud. “Esquisse d’une psychologie scientifique.” 1950c [Lettres à Fliess 1895-96] )

Lacan, enjambe ici la question de l’origine, et parle d'éclats de jouissance, initiant puis éternisant la répétition du trauma, ce qu'il rassemble ensuite sous le champ du réel

de la jouissance.


Après tout, même si en art-thérapie le sujet est très vite convoqué à une part d’indicible, ce n’est ni plus ni moins que lors d’une psychanalyse, et le seul recours que nous ayons afin de pouvoir aborder ce réel, cet indicible, c’est le langage.


Il s’agit pour le thérapeute comme pour l’analyste en séance dans ces cas-là de se tenir juste au bord du vide, voire de faire bord, là où le sujet demeure comme en suspension, ou en attente.

La production artistique peut ici être repérée par le Y’a d’l’un lacanien (le Un de la différence comme telle), ça fait trace mais pas encore trait, c’est du registre de la jouissance pure, c’est dans la matière seulement que ça s’inscrit, que ça se jouit, d’où l’importance à cet instant précis de l'accueil fait par le thérapeute, avec ses mots, et son corps, à cette nouvelle apparition, valider ce qui se présente (darstellung), sans jamais chercher ce qui s’y représente (vorstellung).


S’il y a réussite d’un nouage sinthomatique ici c’est bien par le transfert, et non par l’art, le thérapeute saluant l’avènement de la trace en tant qu’elle est un événement singulier. Cela ne tient qu’à se garder de la moindre interprétation de sens qui viendrait effracter cette membrane fragile.


Mais si personne n’intervient avec ses gros sabots dans ce montage orthopédique, cela peut durer des années et même la vie entière.

Suite à mon départ de l’hôpital, quelques patients de l’atelier m’ont rejoint dans ce que l’un d'eux appelle “le petit cabinet”, certains viennent avec des productions me les présenter selon un rythme qu’ils choisissent, une fois la question du paiement traitée en commun accord.


Anecdote. Mr T., venu se présenter deux fois dans notre espace de Paroles Singulières, continue de pratiquer sa séance d'art-thérapie sans l'atelier et sans l’art-thérapeute,

chaque semaine en extérieur il me poste par mail ses productions puis prend rdv en cabinet.

Il a par ailleurs tenu à “marquer” la fermeture de l'atelier par une sorte de performance artistique qu’il a effectuée dans le hall du service de soins le jour de

mon départ.

Cet acte, sur le seuil, montre à quel point l’invention artistique lui permet de faire joint en lieu et place d’une perte inassimilable en tant que telle, mais non sans

avoir demandé à quelqu’un de le filmer afin de me faire partager ensuite cette performance, indiquant par là les coordonnées de son Transfert.


La marque hors sens, hors langage, cette marque de jouissance pure est appareillée par l’atelier comme jouissance positive. Le parlêtre s’y satisfait par des: “c’est beau”, “c’est fort”, “c’est bon”, où une autosatisfaction se fait entendre.

Mais au contraire d’un autoérotisme qui se refermerait sur lui même, il y a là me semble-t-il un certain type de narcissisme qui se déploie, redoublant la satisfaction, certes pas sous la forme du corps en tant que pris dans le symbolique, mais par cette consistance qui le noue au réel.


Est ce à dire ici que le travail d’art-thérapie pourrait être pensé comme un dispositif à faire consister l'imaginaire du corps?

C’est une piste.


Un psychiatre me dit un jour en réunion que l’on n’entend pas où sont mes

objectifs pour les patients ?

Je réponds simplement que “le seul objectif de ma pratique en atelier c’est que le sujet psychotique trouve le sien. »

puis j’ajoute:

« Et sa joie d’y revenir ? A elle seule, n’en est-elle pas un? »


Je veux conclure ces escapades théoriques par le néologisme de Lacan qui s’en vient épingler, disons à merveille, ce qu’il en est du bricolage et du rafistolage entre imaginaire langage et réel, dont il s’agit à mon sens en atelier: l’ SKBeau.


Dans le séminaire “Joyce le sinthome”, Lacan propose une nouvelle approche du concept de sublimation, dont il fait avec cette écriture particulière un double usage.

Pour une part il en fait un usage métaphorique en nous faisant entendre dans le signifiant escabeau qu’il s’agit bien d’une opération où l’artiste tente de s’élever par son art, mais cette fois pas comme dans la sublimation freudienne, où l’on prendrait l’ascenseur de la transcendance par l’oeuvre d’art, pour atteindre le bon, le vrai, le juste, le sublime, le sacré.

Cette fois on est à quelque chose prêt plutôt sur la pointe des pieds, on ne s’élève pas bien haut. Un escabeau ce n’est pas un échafaudage de cathédrale, c’est pour changer une ampoule, pas pour changer le monde.

Et d’autre part, en l’écrivant sous la forme hors-sens de S.K.Beau, Lacan désigne la manière dont l’artiste se confronte au réel.

Le signifiant Beau qui s’y fait entendre nous indique que c’est bien la beauté qui est ainsi dérangée par le réel hors-sens et énigmatique.


Fin 2013, je franchis un pas décisif en m'installant en cabinet en tant que psychanalyste.

Je choisis également deux espaces différents de contrôle de mes pratiques en différenciant celle de l’analyse de celle de l’atelier.

Sur le plan de ma formation de psychanalyste je cheminerai d’abord quelques années dans un collège clinique rattaché à l’Ecole des Forums du Champ Lacanien (Drs Puget et Emmy), je serai membre de l’association des Forums de 2012 à 2014, puis je poursuivrai avec le collège montpelliérain du Champ Freudien (Drs Levy et Ménard)

De nouvelles sollicitations intellectuelles m’arrivent d’autres horizons, qui me revivifient, ce lien ayant pour ainsi dire quasiment disparu du service de soins où ma pratique d’art-thérapeute a lieu. Je suis invité à intervenir notamment à l’Université Paul Valéry dans les départements de Psychanalyse, puis de Psychologie, dans le DU du Dr Reboul a la Faculté de Médecine, j’y présente et partage beaucoup de cas cliniques de ma pratique, les publics rencontrés font plutôt bon accueil à mes témoignages.


L’effet de ces pas sur ma pratique d’art-thérapeute sera sans lendemain pour cette dernière: peu à peu je vais faire en sorte de laisser chaque participant seul dans son rapport à sa création, en retirant mon regard de leur espace durant les temps de création.

M’inventant toujours une tâche en retard, ou des dossiers à remplir, je maintiendrai une distance durant les séances, en restant disponible et d’une oreille faussement distraite.

Les soirs après le départ des patients, en cachette d’eux, j’irai découvrir leurs créations de la journée, tous les petits escabeaux repliés dans l’attente de la prochaine fois.

Ma curiosité clinique pour ce livre vivant , une fois débarrassée du visible par cette coupure d’avec l’objet regard, pourra se déployer dans le champ du lisible en proposant à chacun de revenir en entretien individuel, sur un autre temps.

A mon immense surprise: ils vont tous sans exception valider cette proposition, chacun venant parler à son rythme.

Ainsi je travaillerai les six dernières années selon cette séparation des temps de création et de parole, trouvant dans cet écart une liberté tout autant salutaire pour eux que pour moi.


L’atelier s’apaisera.


Les séances deviendront plus concentrées, extrêmement silencieuses parfois.


Nous voici à trois phrases de la fin, quand un lapsus jaillit s’échappant de mon clavier. J'écris sans le voir “excrément” à la place de “extrêmement”.

Cette formation de mon inconscient me ramène aussitôt à une autre: lorsque j’ai commencé

d’écrire pour cette matinée j’ai fait un rêve, qui m’avait dérangé au point que je l’avais interprété à la hâte avant de l'oublier. Dans ce rêve je me retrouvais en analyse,

un souvenir défilait sur un écran de télé et je disais à l’analyste en lui montrant la scène:

« au fond en institution je ramassais la merde ». Il y avait à l’écran des petits étrons au sol que je ramassais très délicatement, avec soin,

ils étaient petits de forme oblongue, tout secs, comme roulés, et bagués d’une bague rose faite

dans un papier rare où brillent des petites lettres dorées, on eût dit des petits cigares de la taille de ceux que fumait Lacan, mais pas tordus ceux-là.

Je ne l’avais pas vraiment interprété. Le signifiants “institution” et “merde” m’avaient suffi.

J’en avais conclu, défensif, que je n’écrirais presque rien de mon rapport à l’institution.

Retournons-y. À le réentendre pile au moment où j’écris au sujet de la chute de l’objet regard dans ma praxis (ce que l’écran télé réalise dans le rêve puisque je suis à la fois en séance et sur l’écran)

cette référence à l’objet fèces m’indique autre chose. Autre chose qui, tenez-vous bien, est resté le point aveugle de toute l’écriture de ce texte: (toutes les personnes qui m’ont côtoyé en atelier peuvent en témoigner)

les oeuvres pardi ! je ne m’en sortais pas d’avec les œuvres, de cette place envahissante et embarrassante,

elles finissaient par me rester en grande partie sur les bras. J’ai rencontré ce cul de sac sur le plan théorique assez rapidement,

au bout de trois ou quatre ans: comment repérer - et du même coup que faire - de ces “petits joyaux” déposées puis oubliés

ou même abandonnés délibérément dans l’atelier? J’étais embarrassé de deux façons: le contre transfert qu’elles appelaient en moi du fait qu’elles

m’étaient adressées, que j’interprète dans le signifiant de la bague, et d’autre part ce à quoi se réfère ce ramassage délicat c’est la conservation de ces œuvres à laquelle je me suis attelé du fait que je leur accordais un statut précieux

(cig-ARRRRT aurait pu hurler Lacan afin de me le faire entendre!) cette fameuse sublimation aux accents de sacré alors que ce ne sont qu’escabeaux de passage.

Les toutes dernières années, je m’autoriserai à trahir cette promesse impossible de conservation,

en jetant une partie de ces “dépôts” n’en gardant désormais que les signifiants qui y sont déposés.

(Avant cela, j’avais tenté de mettre en place un système de don. L’institution n’a pu y accéder en termes de place. Le musée du MIAM l’a évoqué mais sans donner suite.)


Je relis donc la phrase: “L’atelier s’apaisera. Les séances deviendront plus concentrées, extrêmement silencieuses parfois.”

L’idée s’étant peut-être transmise entre patients au delà des murs, que ce lieu offrait un accueil de moins en moins focalisé sur l’objet artistique, beaucoup d’entre eux, venant d'horizons différents, sans être indiqués par qui que ce soit, se sont mis à fréquenter l’atelier sans but particulier.

Une fois l’indication d’un psychiatre m’autorisant cet accueil, j’ai pu rencontrer ces patients dans des périodes souvent de très grand morcellement, venant trouver ici une possibilité d’apaisement : l’un est venu pour écouter de la musique arabo-andalouse, me la faire partager de temps en temps, un autre pour s’installer dans le jardin imiter le chant des oiseaux qu’il reconnaît à la perfection, l’un d’eux, épuisé par un divorce, non équipé pour en supporter la violence accusatrice, viendra là pour dormir toute l’après-midi.

Ici germe dans l'accueil de ce désoeuvrement la possibilité de cerner ma pratique sous un tout autre repérage.

Non que l’objet artistique soit désinvesti, il est passé sur un autre plan, laissant au champ de la parole, une parole de surface, proche d’un “commentaire”, le soin d’offrir à l’oreille analytique d’y déceler peu à peu les coordonnées d’un “comment faire” avec le réel.


L’objet artistique, qu’il soit de sublimation ou d’escabeau, poursuit sa trajectoire d’ouvrage dans le champ que chaque parlêtre lui destine.


Je vous remercie.


EPILOGUE


Les conversations avec les personnes présentes dans la salle lors de cette matinée, les échanges qui se sont poursuivis quelques jours durant, ont apporté leur mise, relançant les questionnements sur d’autres pistes de travail.

Mais aussi, d’autres projets se sont laissés entrevoir.

Par delà ce délabrement organisé de la psychiatrie, un autre accueil de la folie, sous une forme autre que les dits thérapeutiques, est-il possible ?

Est-ce une invitation à “rater mieux” ?

Quelque chose chemine encore: et c’est bien parce qu’ “il n’y a pas de chemin”.


A suivre…

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